« Je veux payer ! « 

(Texte préalablement publié dans le Guide de consommation alternative et locale de Haute-Savoie fin 2014.)

Au cours des 20 dernières années, notamment avec l’apparition d’Internet, le mot « gratuité » a connu un dévoiement tout particulier. Ce dévoiement ne date pas d’hier mais a été proportionnel à la quantité de choses qui se sont présentées comme étant gratuites : chaines de télévision au début puis journaux, e-mail, vidéo, musique et autres œuvres culturelles de toutes sortes, téléchargeables ou consultables en ligne, moteurs de recherche, réseaux sociaux (dont le plus emblématique pare sa page d’accueil d’un fier « c’est gratuit et ça le restera toujours !») et j’en oublie sans doute.

Dévoiement il y a, car la plupart de ces choses ne sont pas « gratuites » à proprement parler. Elles sont obtenues sans paiement mais pas sans contrepartie. En fait, il est presque devenu cliché de dire que si une chose vous est proposée gratuitement, c’est alors que le produit, c’est vous.

Temps de cerveau disponible

La première des contreparties que l’on offre, c’est son temps de cerveau disponible. La publicité, initialement cantonnée à des espaces réservés, s’est infiltrée progressivement jusqu’à devenir quasi-inévitable. A cause du placement produit, à l’intérieur même des productions culturelles. A cause du « sponsoring », à même la peau des athlètes. A cause de la recherche d’économie des collectivités territoriales, dans le moindre arrêt de bus. Saviez vous que JCDecaux se présente en fait comme une « entreprise de mobilier urbain » ? Tout comme Google est un « moteur de recherche » ou Facebook un « réseau social ». De l’art de ne pas dire que l’on est un vendeur d’espace publicitaire…Ce que sont bien ces entreprises puisque c’est bien de cela qu’elles tirent, historiquement, un chiffre d’affaire au final. Ces publicités là, même en installant un logiciel bloqueur de publicité sur son ordinateur, même en éteignant sa télé pendant la pub, on ne peut pas y échapper. C’est d’ailleurs leur raison d’être. (D’où ma préconisation de réduire au maximum son temps devant les écrans « gratuits »… Pour rappel, ce site ne l’est surement pas… Nous reviendrons là dessus très prochainement..)

Mais cette publicité, elle arrive de quelque part… Toute la chaine de production de la réclame est bien financée par quelque chose… Ou quelqu’un… Par les entreprises annonceuses, qui répercutent le prix de notre envahissement sur… les produits que nous achetons. Il y a donc bien un dévoiement de la gratuité puisque celle-ci cache en fait une double peine. Non seulement nous avons accepté que notre espace visuel et sonore soit envahi par les intérêts privés mais en plus nous nous sommes mis à financer toute une nouvelle branche qui est venue se greffer en dérivation de la précédente, les publicitaires. Nous ne payions plus directement pour un bien ou un service, nous payons indirectement cela via des publicitaires via d’autres biens et services que nous échangeons contre de la monnaie sonnante et trébuchante. Nous avons rajouté un intermédiaire ! Avant nous payions « Une chose X +Une chose Y », maintenant, nous payons « Une chose X présentée comme gratuite +un publicitaire+Une chose Y à un prix qui inclut celui de la chose X.  » Gageons que, au total, la dépense est désormais plus élevée qu’avant, en réalité, ou que les gains de productivité ne sont pas totalement répercutés à notre bénéfice… « Gratuité », vraiment ???

Plus grave encore, nous finançons des entreprises de propagande, de relations publiques, de publicité, appelez ça comme vous voulez… Et nous en avons fait des géants. Cette année Publicis a fusionné à Omnicom, créant le plus grand groupe publicitaire au monde…Valorisé à 30 milliards d’euros, produisant 23 milliards d’euros de chiffre d’affaire. Soit plus que les PIB cumulés des 20 derniers pays au classement du PIB, et plus que, individuellement, 80 pays !!! Les publicitaires, des entreprises dont une des principales compétences, qu’elles vendent au plus offrant, est de façonner le consentement des populations et l’opinion publique. En nous soumettant à la gratuité, nous avons accepté de financer les entreprises qui savent comment faire de nous ce qu’elles veulent, qui nous éduquent dans le sens qui les arrange. La gratuité de façade : A NOTRE demande, nous finançons notre enchainement. C’est ahurissant et machiavélique…

Y'en avait un peu plusDonnez, donnez, donnez! Données, données : moi!

La deuxième des contreparties que l’on offre, ce sont des informations sur nous. Si la première décennie du siècle a été celle de l’avènement explosif de la publicité, du flux d’informations en notre direction,  la deuxième décennie sera celle de la captation d’informations provenant de nous, ce que l’on a déjà nommé le Big Data, en référence au Big Brother de 1984. (Gageons que cela changera de nom très prochainement…). Pour les personnes qui ne sauraient pas encore, le Big Data désigne l’ensemble des données mesurables et quantifiables produites par nos activités, notamment électronique et numérique. Ces données pouvant être fournies volontairement, ou pas. En fait, légalement, elles sont toujours fournies « volontairement » puisque leur fournitures fait partie des conditions générales d’utilisation des biens et services, c’est-à-dire les longues pages de petits caractère que bien peu de gens lisent et signent électroniquement en un clic. Et si vous refusez cela, vous pouvez toujours vous passer de mail, de navigateur internet, de téléphone, de compteur électrique « Linky », et bientôt de voiture… La plupart de nos appareils électriques étant en passe de devenir électroniques…Pardon « intelligents » ou « Smart » en anglais… la somme de données est immense.

Il s’agit, vous l’aurez peut-être compris, de la branche manquante de la boucle de rétroaction. La branche de retour d’information. Avec la publicité, nous vous demandons d’agir dans un certain sens, avec le Big Data, nous vérifions que vous agissez bien ainsi. Voire, même, à l’aide d’algorithmes prédictifs, nous pouvons ajuster notre « communication », avant même que vous ayez agi d’une manière qui ne nous convient pas… A nous ou à nos annonceurs… Il ne s’agit pas de science-fiction ou de théories du complot mais bien de propositions « marketing » déjà existantes, que l’on reçoit en tant qu’entrepreneur…

Un de vos clients, que l’on sait réguliers (Il utilise une « solution de paiement » par « smartphone », on a ses relevés. Ou une carte de fidélité, c’est bien aussi.), n’est pas passé dans votre boutique depuis un bout de temps (On a ses relevés, vous dis-je.), pourquoi ne pas lui envoyer un message personnalisé avec une ristourne sur son produit préféré lorsqu’il rentrera dans un rayon de 500m de votre magasin (On a son numéro donc sa position approximative dans le réseau de téléphone cellulaire.) ? Tout le monde est content ! Il a une ristourne, vous avez une vente. Et tant pis s’il n’avait besoin de rien avant de venir au ciné cet après-midi là… Ce n’est plus de la fabrication du consentement, c’est du pilotage individualisé…

Donner du prix.

Dans ces conditions, il va falloir recommencer à payer les choses directement. Quite à envisager des modes de paiement nouveaux. Il va falloir cultiver le don, parce que ça marche. Wikipedia, un des 5 sites les plus consultés au monde fonctionne seulement sur les dons de ses utilisateurs et utilisatrices

Il va falloir se défaire de la culture de la « gratuité » telle qu’on nous l’a inculqué au cours des 20 dernières années pour se réapproprier cette notion splendide, la Gratuité, avec tout ce qu’elle sous entend de générosité, de partage de l’abondance, de désintéressement et de bienveillance. Nous avons vendu nos caractéristiques, notre cerveau, nos informations, notre âme à la gratuité, retrouvons la en sachant donner du prix aux choses et en en voulant pas plus que ce dont nous avons besoin.

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